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Synthèse de la table-ronde du 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, dans le cadre de l'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI.

Avec

Jean-Emmanuel Dumoulin, Professeur d’histoire-géographie, coordonnateur académique du CLEMI,
Clermont-Ferrand, lauréat Prix Samuel Paty
Thibaut Grison, Doctorant Sorbonne Université CELSA, laboratoire GRIPIC
Sophie Jehel, Maîtresse de conférences, Université Paris 8, laboratoire CEMTI
Arnaud Schwartz, Directeur de l’Institut de journalisme de Bordeaux, laboratoire MICA
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Modération : Virginie Sassoon, Directrice adjointe du CLEMI


Les précédentes discussions sur la production de l’information par les jeunes et leur liberté d’expression invitent à s’interroger sur la réception qu’ils en ont, les possibles « blessures d’information », pour reprendre le terme proposé par Jacques Gonnet. Virginie Sassoon évoque à ce sujet le texte de Jakuta Alikavazovic, « Tous les matins du monde »1.

« Tous les matins, la même histoire, on ouvre un œil et on attrape son téléphone. Les nouvelles du monde viennent nous brûler la rétine. On n’est pas tout à fait réveillé que le monde nous tabasse. Du moins est-ce l’impression qu’on a si souvent. Trop souvent, on est encore dans son lit. L’endroit qui devrait être le plus protecteur et le plus protégé de tous. Et déjà le monde a gagné par KO. Que faire ? Comment échapper à ce que l’historienne Emmanuelle Loyer nomme “la frénésie cannibale d’un présent tyrannique” ? La réponse avance, elle est à chercher du côté d’un autre rapport au temps. Et si l’information n’était que la pointe émergée de l’iceberg ? Si ce qui nous mettait en difficulté, c’était davantage que la teneur des actualités, leur temporalité même ? Celle qui nous cloue dans ce présent tyrannique ou un fait sitôt asséné et à peine encaissé est remplacé par un autre. Et si nous quittions le ring ? Et si l’éducation aux médias et à l’information nous permettait de quitter ce ring ? »

Les pratiques médiatiques des jeunes et leur exposition à la violence et à la fatigue informationnelles

Selon l’étude Born social publiée en 2022 en partenariat avec l’association Génération Numérique, qui scrute les comportements des adolescents sur les réseaux sociaux, 87 % des 11-12 ans utilisent régulièrement les réseaux sociaux, et 93 % pour les plus de 12 ans. La plupart des publications sont faites auprès de leur cercle de contacts. La majorité des partages concernent des centres d’intérêts autour de l’humour (mèmes, gifs, vidéos YouTube), de la culture jeune (jeux vidéo, séries, musique, mode, cinéma), l’actualité arrivant loin derrière, sauf lors d’événements importants (émeutes, guerre, catastrophe écologique, etc.).

« Qu’est-ce qu’une image d’actualité ? », s’interroge Sophie Jehel2. La chercheuse souligne d’emblée la nécessité d’employer le pluriel : « Sur les réseaux sociaux, les jeunes sont exposés à la fois à des images d’origine journalistique et d’autres qui viennent d’on ne sait où », indique-t-elle, insistant sur la nécessité de ne pas créer d’antagonisme entre réseaux sociaux et médias historiques. Sophie Jehel a mené une enquête de terrain entre 2015 et 2017 ainsi qu’un travail au long cours avec l’Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie3. À partir de deux cents entretiens collectifs ou individuels, elle a étudié la réception par les adolescents des images violentes, sexuelles et haineuses. Premier constat : elle a été « sidérée » par ce qu’ils racontaient à propos de Facebook, qu’on considérait à l’époque comme un « espace safe » (espace sûr, sans danger). Les adolescents sont exposés à un flot d’images violentes venant du monde entier : attentats, violences policières, exécutions sommaires…

Et contrairement aux adultes, ils sont exposés à ces images constamment parce qu’ils passent plus de temps de loisir sur les réseaux sociaux. Deuxième constat : l’exposition à la violence varie en fonction du milieu social des adolescents (précautions prises par la médiation parentale, etc.) et de leur genre. Ainsi, 43 % des filles et 21 % des garçons se disent inquiets des images violentes qu’elles et ils peuvent trouver sur Internet. Et en 2022, 12 % des garçons et 20 % des filles considèrent avoir été exposés à des images violentes et choquantes. « Quand ils vont sur les réseaux sociaux, ils ont donc aussi un mouvement d’appréhension à l’égard de ce qu’ils vont pouvoir y trouver », analyse Sophie Jehel. « Nous sommes face à un défi, celui d’une éducation à l’image qui doit leur permettre d’apprendre à avoir une distanciation critique vis-à-vis de ces images », plaide Jean-Emmanuel Dumoulin, coordonnateur CLEMI dans l’académie de Clermont-Ferrand. Les adolescents doivent se demander : Quelle est la source ? Quelle est l’intention de l’auteur ? Comment ces images ont-elles été construites ? À partir de là, les élèves pourront se protéger et recréer du sens dans ce chaos et ces drames d’information.

Le rôle des enseignants dans l’accompagnement des adolescents

La nécessaire formation des enseignants

Pour Jean-Emmanuel Dumoulin, les enseignants ont besoin de formations régulières, du soutien des chercheurs et du CLEMI, et ce pour différentes raisons. D’une part, parce que même s’ils sont au contact quotidien des adolescents, ils ne peuvent tout savoir de leurs pratiques médiatiques, ces dernières étant en grande partie déterminées hors de l’école, par les cadres familial et amical. D’autre part, parce que les pratiques informationnelles que les enseignants ont à titre personnel ne peuvent être prises comme des modèles à imposer aux élèves. Les pratiques évoluent vite, et les enseignants ont besoin d’être accompagnés pour mieux comprendre ces évolutions et être davantage à l’écoute des élèves. « Il est important aussi que nous comprenions les mécanismes informationnels contemporains comme l’infobésité pour les aider à éviter ce type de piège et à garder du plaisir », souligne-t-il.

Les dispositifs pour accompagner les élèves

Depuis les attentats de 2015 puis ceux de Nice en 2016, l’assassinat de Samuel Paty ou la guerre en Ukraine, les enseignants sont devenus « un peu malgré eux », rappelle Jean-Emmanuel Dumoulin, des spécialistes de ces tristes questions et surtout des relais pour en parler avec les enfants. Une circulaire a d’ailleurs été mise en ligne sur le site Éduscol pour leur permettre d’aider leurs élèves à réagir face à ces drames dans l’actualité. « Il y a deux grands temps, résume-t-il. D’abord celui de l’écoute, de l’empathie avec les élèves. Puis un temps éducatif où on va donner du sens à ces événements. » Il faut procéder avec mesure et en fonction de l’âge des élèves, en prenant soin de ne pas édulcorer les événements : « Si on leur ment ou si on leur cache des choses, ils iront chercher ailleurs les réponses à leurs questions et vont peut-être même perdre confiance en nous ». Sophie Jehel salue la distinction de ces deux temps éducatifs et plaide pour un temps de bienveillance durant lequel on parle ensemble des images.

Arnaud Schwartz, directeur de l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA) évoque des initiatives mises en place en école de journalisme. La lutte contre la désinformation et la formation au fact checking ont été renforcés, notamment dans une logique d’enseignement qui rejoint pleinement celle de l’EMI : apprendre aux futurs journalistes à rendre leur démarche claire et transparente, les aider à montrer que l’information ne se fabrique pas dans une boîte noire inaccessible au public. Les étudiants en école de journalisme sont ainsi de plus en plus nombreux à considérer comme « un devoir » d’expliquer leur métier et la manière de l’exercer et d’engager un dialogue avec le public pour que leur travail soit mieux compris. Ils s’inscrivent naturellement dans les programmes d’EMI portés par les écoles mais aussi à l’extérieur. « J’ai ainsi des étudiants engagés dans des programmes d’EMI au travers de l’éducation populaire, via des missions locale », décrit-il. Il constate aussi un développement du journalisme de solution et une volonté des étudiants de ne plus traiter certains sujets, comme celui de la crise climatique, en silos parallèles avec un rubriquage imperméable. « Ils doivent être abordés de manière transversale, dans une vision systémique de l’information », dit-il.

Une responsabilité d’encadrement partagée avec les plateformes

Les enseignants ne sauraient porter seuls la responsabilité de régulation de l’accès à l’information des jeunes. Thibault Grison, spécialiste des enjeux de modération sur les réseaux sociaux, constate que les acteurs réclament davantage de modération pour faire face à la prolifération des contenus violents en ligne. « Mais on a tendance à parler des réseaux sociaux, comme je le fais en ce moment, comme s’ils étaient tous équivalents alors qu’ils sont très différents », relève-t-il, en évoquant Youtube, Facebook, TikTok, Instagram. Première difficulté : les usages sur ces réseaux sont très divers, comme on le voit avec TikTok dont les contenus sont précisément déterminés par un algorithme de recommandation qui varie d’une personne à l’autre. Deuxième difficulté : ces plateformes ont elles-mêmes des conceptions différentes de la liberté d’expression et des mesures de protection à prendre. Il y a une tendance à déléguer aux plateformes la régulation et les enjeux de modération, ce qui crée un paradoxe avec la modération sur les réseaux sociaux : elle est confiée à des algorithmes et des systèmes informatiques, si bien qu’elle engendre des effets de censure ou d’invisibilisation, comme on a pu le voir avec Facebook où des œuvres d’art étaient censurées parce qu’elles représentaient de la nudité… Les processus de modération en ligne sont complexes à comprendre et à améliorer, si bien qu’il y a urgence à légiférer sur ces sujets.

« Le problème, c’est l’opacité de la modération sur ces plateformes où des millions de contenus sont supprimés sans que l’on sache ce qu’ils deviennent », complète Sophie Jehel. Ces processus de suppression des contenus en ligne n’étant pas explicités, la modération s’apparente parfois à de la censure. Elle insiste sur le besoin de transparence de la part des plateformes, qu’une future législation, le DSA (digital services act), entré en vigueur en aout 2023 pour les très grandes plateformes, permettra peut-être d’obtenir.

Les outils pour réconcilier les jeunes avec les médias et guérir les blessures d’information

Diagnostiquer les réactions des jeunes

« Ce n’est pas parce qu’on reçoit une image qu’on change immédiatement d’avis », rappelle Sophie Jehel qui a analysé, avec une psychologue clinicienne, la manière dont les jeunes lycéens de 15 à 17 ans réagissent vis-à-vis du flot d’images violentes ou choquantes. Elles ont distingué quatre types
de réaction.

L’évitement est une réaction inhérente à la fatigue informationnelle. Il s’agit d’un comportement visant à éviter non seulement les images violentes, choquantes, mais aussi d’une façon plus générale les informations à caractère anxiogène. C’est un comportement qui nous concerne tous en tant que citoyens et face auquel nous devons agir collectivement.

À l’opposé, l’indifférence est la conséquence d’un sentiment d’écrasement par une machine médiatique considérée comme incompréhensible et oppressante. Par exemple, les jeunes savent qu’ils peuvent signaler sur les réseaux sociaux un contenu qu’ils jugent problématique, mais ils ne comprennent pas comment ce signalement fonctionne. Qui s’en occupe ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? L’indifférence pose autant problème que l’évitement, car ces deux comportements induisent une incompréhension des images violentes.

L’adhésion caractérise la réaction de celles et ceux qui vont être les plus impactés par le message violent, sur qui ces messages peuvent produire des effets de sidération. Cette sidération va altérer les capacités d’expression des jeunes, leur manière de se représenter la signification de ces images, leur origine, leur sens, etc. « Ils vont reprendre à leur compte le message violent tel qu’ils le décryptent et lui attribuer une rationalité », précise Sophie Jehel.

Viennent enfin les démarches autonomes, qui désignent tous les comportements où les jeunes agissent en connaissance de cause, en parvenant à justifier leur rapport à ces images et pourquoi ils refusent d’y être confrontés.

Les adolescents doivent se demander : Quelle est la source ? Quelle est l’intention de l’auteur ? Comment ces images ont-elles été construites ? À partir de là, les élèves pourront se protéger et recréer du sens dans ce chaos et ces drames d’information.

Développer les compétences en EMI pour affronter le fracas du monde

Virginie Sassoon et Sophie Jehel constatent toutes deux que la question du temps est fondamentale et constitue le point commun à l’ensemble des problématiques qui intéressent le CLEMI : le temps de parler aux élèves, de former les enseignants, de permettre aux chercheurs de développer leurs enquêtes de terrain, de construire des projets éducatifs qui valorisent les élèves.

Jean-Emmanuel Dumoulin rejoint les remarques de Laurence Corroy et Joséphine Delpeyrat4 : l’EMI, en particulier dans sa pratique du média scolaire, devient un tremplin pour amener les élèves à améliorer leurs compétences scolaires (rédactionnelles, orales…) mais surtout à travailler leurs compétences citoyennes. Par ce biais, ils se confrontent de façon concrète à ce qu’est que la liberté d’expression et deviennent non plus simplement des récepteurs, mais aussi des acteurs et des expérimentateurs des valeurs qu’on cherche à leur inculquer. Les compétences indispensables qu’apporte l’EMI sont aussi psychosociales. « La pratique du média scolaire est une formidable opportunité pour travailler les leviers de la motivation chez les jeunes », souligne-t-il. Le média scolaire permet de les valoriser, de développer chez eux à la fois leur sentiment d’autonomie et d’affiliation à un projet collectif.

Thibault Grison met en garde, lors de séances d’éducation aux médias ou d’éducation aux réseaux sociaux et aux problématiques que leurs usages peuvent engendrer, contre ce qu’il nomme « une posture verticale descendante » qui donne aux élèves le sentiment d’être pris de haut. « Parfois en tant qu’enseignant, on peut se cacher derrière une forme de catéchisme : on apprend aux élèves les bonnes manières de faire, mais sans forcément trop maîtriser le sujet ou connaître en détail le fonctionnement de tous les réseaux sociaux, si bien que le propos n’est pas vraiment incarné et que les élèves peuvent avoir une impression de paternalisme à leur égard. » Il ne faut pas, selon lui, partir du principe que les jeunes ne savent pas utiliser les réseaux. Car ils savent très bien s’en servir et ce sont même souvent eux qui apprennent des choses à leurs parents et à leurs formateurs. Il faut inviter les étudiants à une discussion sur ce que sont les réseaux sociaux comme technologie, avec toute la part de littératie qu’ils connaissent et maîtrisent, tout en leur montrant qu’il y a des bonnes pratiques à adopter, notamment pour se protéger du cyberharcèlement : mettre son profil en privé, savoir masquer certains posts, etc. Des pratiques courantes dans les milieux militants ; il y a donc des convergences à faire sur ces bonnes pratiques au-delà du milieu journalistique. Il faut dans le même temps aider les jeunes à comprendre que les réseaux sociaux sont des entreprises médiatiques et capitalistes dont la seule motivation est de générer du profit. Il invite à les interroger par exemple sur le fait qu’ils sont confrontés à telle ou telle publicité sur TikTok, à leur montrer comment l’algorithme de recommandation fonctionne et ses liens avec le processus d’éditorialisation d’un média traditionnel. Les débats en classe sur les réseaux sociaux peuvent ainsi partir de cas concrets afin de faire réfléchir aux conséquences de l’addiction aux écrans dans notre société et aux difficultés que nous rencontrons tous, journalistes, chercheurs, parents ou formateurs.

« Les jeunes ont du plaisir à débattre de ces sujets, à raconter ce qui se passe dans leur tête », a constaté Sophie Jehel lors de ses interventions en classe dans le cadre du projet « AdoPrivacy »5. On pense qu’ils échangent beaucoup à propos de leurs usages des réseaux sociaux, ce qui n’est pas tant le cas. Quand le débat arrive en classe, ils apprennent des choses sur leurs camarades, et donc sur eux-mêmes. C’est précisément pour cela que ces débats sont aussi stimulants. Ils génèrent un questionnement éthique et constituent des ateliers de démocratie, ce qui est l’un est enjeux de l’éducation aux médias et à l’information.

Le projet ADOPRIVACY agit, d’une part, sur les mécanismes d’appréhension de la « vie privée » par les adolescents, leurs stratégies d’exposition ou de confidentialité et, d’autre part, sur les modalités de transmission des repères en « culture numérique » mobilisées par les enseignants et les éducateurs pour réaliser cette sensibilisation. Il comporte deux dimensions principales :

  • explorer la perception par les adolescents et adolescentes de milieux sociaux différents des enjeux de la protection de la vie privée sur les plateformes, des besoins et des moyens de la protéger ;
  • participer à leur sensibilisation à ces enjeux, au droit et aux recours qui peuvent les protéger.

Thématiques abordées : respect de la vie privée, droit à l’image, identité numérique, données personnelles, traces, plateformes numériques, cyberviolence, consentement…


1) Dans Le 1 Hebdo, « Comment guérir l’information », n° 427 du 14 décembre 2022.
2) Parmi les travaux de Sophie Jehel, voir notamment L’Adolescence au coeur de l’économie numérique : travail émotionnel et risques sociaux, Paris, INA, 2022.
3) L’Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie constitue un volet important du dispositif Éducation aux écrans financé par la région Normandie depuis dix ans et mis en oeuvre par les Céméa (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active).
4) Voir dans les Cahiers du CLEMI Sup, « L’expression médiatique des jeunes. Sont-ils toujours libres de s’exprimer ? »
5/ Adoprivacy est un projet de recherche-action-création financé par le Défenseur des Droits avec l’INJEP de 2021 à 2023.